Escale littéraire avec Anouk Bloch-Henry

Harriet Tubman : la femme qui libéra 300 esclaves, Oskar 2019

C’est avec Anouk Bloch-Henry, que j’ai démarré Escale littéraire, ma nouvelle aventure radio sur RCF. Il faisait chaud dans le studio et lorsque Dimitri a dit : c’est à vous, j’ai ressenti un petit moment de solitude. Voilà, Escale première… c’est parti !

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J’ai rencontré Anouk Bloch-Henry lors d’un salon littéraire et j’ai tout de suite apprécié le contact de cette femme chaleureuse et engagée dans l’écriture. Auteur de nombreux livres pour la jeunesse, elle tisse une oeuvre sensible avec le souci de rendre visible les ombres de notre histoire et les traces qu’engendrent nos secrets ( Dans la toile du passé, Oskar 2018, Ainsi font font font, Oskar 2017).

Mais c’est pour son roman, Harriet Tubman : la femme qui libéra 300 esclaves, Oskar 2019, que nous avons reçu Anouk Bloch-Henry lors de notre première Escale littéraire. Un roman pour tous et pas seulement pour les adultes. Je me souviens qu’enfant et déjà lectrice, je n’aimais pas qu’on limite mes lectures à des collections dédiées à mon âge.

Dans ce roman, c’est la voix de Minty, alias Harriet Tubman qu’Anouk Bloch Henry nous donne à entendre, se coulant dans les inflexions de la jeune fille qui toute sa vie s’est battue pour la liberté. Esclave dans le Maryland, comme toute sa famille, Harriet trouve le moyen de s’échapper. Elle reprendra la route dangereuse qui la ramènera vers le Sud, de nombreuses fois et au péril de sa vie, pour aider les siens à fuir le Sud des Etats Unis. C’est un personnage inspiré, une personnalité à la fois fragile et forte. Nous sommes en 1849, quelques années avant la guerre de Sécession américaine. Harriet Tubman brave la peur, le froid, la folie des hommes. Au moment où le roman commence, elle a déjà vécu 27 années en esclavage, mais ce jour de septembre 1849, elle est vraiment décidée à s’échapper.

« Every great dreams begins with a dreamer » Harriet Tubman

Extrait : « Et puis moi et ma mère on est louées chez le docteur Thomson. La graine de la liberté a germé là-bas. Pendant des semaines tous les dimanches je vais me perdre dans les bois aux alentours de la plantation, à Poplar Neck. Au milieu des peupliers j’apprends des lièvre, j’apprends des cerfs, j’apprends des oiseaux. Les oiseaux arrêtent de chanter quand ils entendent un bruit de pas inhabituel. Les lièvres, c’est avec leur nez et leurs oreilles qu’ils comprennent le monde. Leur nez bouge et remue pendant des temps et des temps, touts les temps qu’il faut pour qu’ils soient rassurés. Avec leur museau ils ont plein d’informations : les odeurs des humains ils repèrent. Les odeurs des autres prédateurs, ils les connaissent depuis leur naissance. Je fais des reconnaissances la nuit aussi. La lune est une alliée parce qu’elle éclaire le chemin. Sous la lune on peut avancer plus vite, sans tomber sur des racines ou sans se faire claquer et griffer par les branches des arbres. Mais c’est aussi une ennemie, parce que, aussi sûr que le doigt de Dieu, elle nous désigne aux poursuivants. Avant ça j’apprends de mon père. Je le vois : grand et sec et solide comme une branche de vieux chêne, ses cheveux blancs crépus comme une couronne autour de sa tête. Il sait pas lire et moi non plus, mais il m’a appris autrement. Il dit : « les esclaves, la seule chose qu’ils ont besoin de connaître, c’est leur nord et leur sud. J’ai appris de mon père que, si la nuit est noire et qu’on voit pas l’étoile Polaire qui montre le nord, on peut toucher les arbres : là où il y sent la mousse sous les doigts, c’est la bonne direction. »

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Daily Rituals, Mason Currey,  A. Knopf, 2013

L’automne est bien là. Quoi ! Déjà fini l’été indien ? Comme la cigale, j’ai chanté, j’ai dansé. Quoi ! Déjà fini ? Annie Dillard évoque la chenille géomètre se balance d’herbe en herbe et panique dans le vide quand elle arrive au bout du brin de verdure. Quoi ? Déjà fini ?

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« Il lui suffirait de faire glisser ses pattes le long du brin d’herbe. Au lieu de quoi elle s’affole. »

Annie Dillard en a fait une métaphore de l’écrivain s’inquiétant de la phrase à venir.

« La ligne de mots est une fibre optique, aussi souple qu’un câble ; elle éclaire le chemin juste devant son extrémité fragile. » En vivant, en écrivant, Annie Dillard

C’est la même chose lorsqu’on commence un nouveau projet d’écriture. Les jours se succèdent comme ces brins d’herbe. Chaque matin, il faut recommencer. Avancer dans le brouillard entrecoupé de nuits noires.

Le livre de Mason Currey, Daily rituals : How Artists Work nous invite à découvrir les rituels des artistes, leurs manies, ces routines qui leur permettent de poursuivre jour après jour, sans relâche et malgré tout, leur travail.

Voici ce que j’en ai retenu – le cocasse, l’intriguant, le farfelu :

W.H. Auden rythmait ses journées avec une précision militaire. À 6 :00, après son café, il rejoignait son bureau et travaillait jusqu’à 11 :00. Puis l’après-midi jusqu’à 18:30 jusqu’à l’apéritif. Vodka Martinis, suivi d’un dîner bien arrosé. On comprend qu’à ce rythme, il ait eu besoin d’amphétamines. Il ne se formalisait pas de cette double vie, qu’il nommait « sa vie chimique ».

Les rituels de Patricia Highsmith sont d’une inénarrable excentricité. Elle aimait boire un alcool fort juste avant de se mettre au travail pour réduire son trop plein d’énergie. Elle laissait venir les idées, couchée dans la position de fœtus, pour se créer « son propre utérus». Et préférait, on la comprend parfois, la compagnie des animaux à celle des humains. Les chats et surtout, les escargots qui lui apportaient « une forme de tranquillité ». Elle en élevait quelques centaines dans sa maison du Suffolk et cela lui arrivait de sortir en leur compagnie – lorsqu’elle devait absolument sortir. « Mes compagnons pour la soirée » disait-elle, en exhibant son sac en plastique rempli de ces gentils gastéropodes et de leurs feuilles de laitue.

Frances Trollope a commencé à écrire à 53 ans pour élever ses 6 enfants. Elle se levait à 4 heures du matin et écrivait pendant 3 bonnes heures,  jusqu’à ce qu’il soit l’heure de servir le petit déjeuner à sa famille. Son fils, Anthony Trollope a poursuivi ce rituel, à ceci près que son café, lui était servi à son bureau. « Je me demande, disait-il,  si je ne lui dois pas mon succès plus qu’à n’importe qui.» Il écrivait 250 mots par jour, après avoir relu les pages précédentes, « afin de peser à l’oreille le son des mots et des phrases. »

Pour Jane Austen, qui avait peu d’occasions d’être seule, la difficulté était de trouver du temps pour écrire dans la salle de séjour de la maison familiale, « sujette à toutes les interruptions », disait son neveu. Elle écrivait sur des petits feuillets de papier, qu’il était facile de dissimuler, quand elle recevait de la visite. Elle rejoignait alors sa sœur et sa mère, qui brodaient près de la fenêtre. « Je ne peux pas écrire la tête pleine de pieds de moutons et de tiges de rhubarbe. »

Depuis son lit, Georgia O’Keeffe regardait le soleil se lever sur le désert de New Mexico. Puis elle partait faire le tour de sa propriété avec ses chiens et tuait les serpents à sonnette avec sa canne. « Certains jours, on se précipite sur les choses que l’on s’imagine devoir faire pour continuer à vivre. Vous jardinez. Vous réparez votre toit. Vous emmenez le chien chez le vétérinaire. Vous passez une journée avec un ami. Vous pouvez même aimer faire ces choses-là. Mais vous vivez dans un état d’urgence afin de pouvoir retrouver la peinture, car c’est là votre point culminant – c’est en quelque sorte le but pour lequel vous faites toutes les autres choses … La peinture est comme un fil qui traverse toutes ces choses qui remplissent votre vie.»

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Purple Leaves, G. O’Keeffe

Chopin – la musique le traversait lors de ses promenades. Il se dépêchait de rentrer pour la jouer au piano. Et là, commençait le travail le plus minutieux de la journée, à tenter de retrouver les détails infimes des thèmes qui lui étaient venus à l’oreille. Ce qu’il avait entendu comme un tout s’éclipsait sous ses doigts quand il cherchait à les analyser. Ce qui le jetait dans l’angoisse. Il s’enfermait alors dans sa chambre, pleurait, rompant ses crayons, répétant mille fois un passage dans une sorte de transe désespérée. Georges Sand l’encourageait à croire en ses premières intuitions, « Je préfère ne pas insister », écrivit-elle un jour, car Chopin était quelqu’un d’assez …soupe au lait, dirons-nous.

Dans Autobiographie de tout le monde, Gertrude Stein avoue qu’elle n’a jamais été capable d’écrire beaucoup plus qu’une demi-heure par jour et elle ajoute : « Si vous écrivez une demi-heure tous les jours, cela fait beaucoup d’écriture année après année. Toute la journée, vous ne faites que tourner autour de cette demi-heure d’écriture. »

Henry Miller (Tropique du cancer) préférait quitter sa machine à écrire en ayant encore quelque chose à dire. Deux ou trois heures chaque matin lui suffisaient, à condition de ne jamais les manquer. « Je sais que pour soutenir mes intuitions, il faut de la discipline. »

Alors qu’Arthur Miller (Les désaxés, Mort d’un commis voyageur) aurait aimé avoir une meilleure routine. « Je me lève tous les matins, je vais au studio, j’écris. Et je déchire tout. C’est ma routine. Et un jour je tiens quelque chose. Alors je me mets à suivre cette chose. La seule image qui me vient à l’esprit est celle d’un homme qui se balade sous l’orage le bras tendu, avec une barre de fer dans la main. »

Haruki Murakami travaille cinq à six heures par jour, sans s’arrêter. Il se lève à 4 heures du matin ; l’après-midi est consacré au sport, à la lecture, à la musique. Il se couche tôt. «La répétition elle-même devient la chose importante; c’est une forme de mesmérisme. Je m’hypnotise pour atteindre un état d’esprit plus profond. » Cette ascèse rejaillit sur sa vie quotidienne, il a quitté Tokyo pour la campagne, a limité sa consommation d’alcool, a arrêté de fumer, mange du poisson et des légumes, fait de la course à pied.

«Je ne suis pas capable d’écrire régulièrement», a déclaré Toni Morrison à la Paris Review en 1993. «surtout parce que j’ai toujours eu un emploi de neuf à cinq. » Mais au fil du temps, elle a changé son moment d’écriture, du soir au matin. Son rituel consiste à se lever vers 5 heures, à préparer du café et à «regarder la lumière venir». Cette dernière partie est cruciale. «Les écrivains trouvent tous des moyens de s’approcher de cet endroit où ils comptent établir le contact, devenir le canal ou s’engager dans ce processus mystérieux», a déclaré Morrison. «Pour moi, la lumière est le signal de cette mystérieuse transaction. Ce n’est pas dans la lumière, c’est là avant son arrivée. Cela m’autorise, dans un certain sens. »

Joyce Carol Oates reste assise à son bureau de 8 à 13 heures, puis de 16 à 19 heures. Au regard du nombre d’heures qu’elle passe assise à son bureau, à écrire, écrire, écrire pour parfois ne retenir qu’un demi-feuillet, il lui est difficile de s’identifier à sa réputation d’écrivain prolifique. Surtout quand elle démarre un nouveau roman. « Pour venir à bout de la première version,  j’ai l’impression de pousser une cacahuète avec le nez sur un sol très sale. »

Lorsque ses amis se sont étonnés de ne jamais la voir écrire, Agatha Christie leur a répondu qu’elle se comportait comme les chiens lorsqu’ils se retirent avec un os; ils partent discrètement et vous ne les revoyez plus pendant une demi-heure. Ils reviennent timidement avec de la boue sur le nez. « Je me sens toujours un peu gênée quand je vais écrire, disait-elle. »

Sylvia Plath – Extrait de son journal (janvier 1959) – «  Je ne me lève pas le matin parce que je veux retourner dans le ventre de ma mère. Dorénavant, essayer de mettre un réveil à 7h30, et me lever, fatiguée ou non. Expédier petit déjeuner et ménage (lits, vaisselle, sols ou autre) avant 8h30. Aujourd’hui Ted a préparé le café et le porridge ; il n’aime pas cela, mais il le fait. (…) Première chose, se lever tôt. Et aussi ne rien dire à Ted. FAIRE.” Le journal de Sylvia Plath est absolu et passionnant.

Au début des années 1960, alors que ses deux enfants étaient scolarisés, Alice Munro a essayé de louer un bureau au-dessus d’une pharmacie pour écrire un roman. Cela n’a duré que quatre mois. Le propriétaire était affolé de louer un appartement à une femme seule.  Elle a raconté ce souvenir dans une nouvelle intitulée « « The office » et dont il me semble qu’elle n’a pas été traduite.

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Umberto Ecco n’avait pas de plan tout tracé. Quand il était à la campagne, sur les collines de Montefeltro, il écrivait le matin puis allait faire un tour au village, boire un verre au café et lire le journal. A Milan, c’était plus difficile. Mais il avait toujours de quoi « loger l’écriture dans les interstices ». L’auteur de Comment voyager avec un saumon aime écrire dans l’eau :  « En nageant, j’écris beaucoup, surtout à la mer. Moins dans la baignoire, mais un peu quand-même. »

Quant à Woody Allen, il prend aussi pas mal de des douches quand il est dans l’impasse.
« La douche est particulièrement bonne par temps froid. Je peux rester là pendant trente minutes, quarante-cinq minutes, à réfléchir à des idées et à travailler. Puis je sors et me sèche, puis je m’habille, puis je m’effondre sur le lit et j’y réfléchis. »

Quoi ? Déjà fini ?

Non. Il y a encore, ailleurs dans ma bibliothèque, ce passage de Duras dans Écrire :

« La solitude de l’écriture c’est une solitude sans quoi l’écriture ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore. (…) C’est une certaine fenêtre, une certaine table, des habitudes d’encre noire, de marques d’encres noires introuvables, c’est une certaine chaise. (…) On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude elle se fait seule. Je l’ai faite. »

Dans la forêt – Jean Hegland

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 » C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet.(…) A Noel prochain, tout ceci sera terminé, et ma sœur et moi aurons retrouvé les vies que nous sommes censées vivre. L’électricité sera rétablie, les téléphones fonctionneront. Des avions survoleront à nouveau notre clairière. En ville, il y aura à manger dans les magasins et de l’essence dans les stations-service. (…) Les banques et les écoles et les bibliothèques auront rouvert, et Eva et moi aurons quitté cette maison où nous vivons en ce moment comme des orphelines qui ont fait naufrage. »

Nell et Eva vivent dans la maison familiale à la lisière de la forêt. L’électricité, l’essence, les magasins d’alimentation, tout cela n’existe plus. Les gestes quotidiens, comme par exemple, écrire sur une page vierge pour griffonner quelque chose, ouvrir une boîte de conserve ou même allumer la lumière lorsque la nuit tombe appartiennent désormais à une époque révolue. Comment faire la différence entre le nécessaire du superflu, lorsqu’on a toujours vécu dans une société d’opulence ?

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Un membre permanent de la famille – Russel Banks

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Je ne suis pas sûr d’avoir envie de raconter cette histoire qui parle de moi – en tous cas pas maintenant, environ trente-cinq ans après les faits. Mais elle s’est transformée plus ou moins en légende familiale ; par conséquent elle a été fortement révisée et en outre – si je peux me permettre de le dire, dans la mesure où je ne suis pas seulement un témoin mais aussi l’auteur présumé du crime – très déformée.

C’est l’incipit d’ Un membre permanent de la famille, la nouvelle éponyme du livre. Il y avait dans la voix de Russell Banks, une émotion tangible quand il évoquait cette nouvelle à la radio et c’est ce qui m’a intrigué, m’a donné envie de la lire et d’entrer par cette porte dans l’oeuvre de Banks.

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Désorientale – Négar Djavadi

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« À Paris, mon père, Darius Sadr, ne prenait jamais d’escalator.

La première fois que je suis descendue avec lui dans le métro, le 21 avril 1981, je lui en ai demandé la raison et il m’a répondu : « L’escalator, c’est pour eux. »

« Raison qui m’a décidée, en partie, à entreprendre ce récit sans savoir par où commencer. Tout ce que je sais c’est que ces pages ne seront pas linéaires. Raconter le présent exige que je remonte loin dans le passé, que je traverse les frontières, survole les montagnes et rejoigne ce lac immense qu’on appelle mer, guidée par le flux des images, des associations libres, des soubresauts organiques, les creux et les bosses sculptés dans mes souvenirs par le temps. Mais là vérité de la mémoire est singulière, n’est-ce pas ? » 

PJ Harvey, A place called home

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