« Il faudrait toujours être en route pour l’Alaska. Mais y arriver à quoi bon. J’ai fait mon sac. C’est la nuit. Un jour je quitte Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux, c’est février, les bars ne désemplissent pas, la fumée et la bière, je pars, le bout du monde, sur la Grande Bleue, vers le cristal et le péril, je pars. Je ne veux plus mourir d’ennui, de bière, d’une balle perdue. De malheur. Je pars. Tu es folle. Ils se moquent. Ils se moquent toujours – toute seule sur des bateaux avec des hordes d’hommes, tu es folle…Ils rient. »
Elle est partie. Et nous avec. Nous, lecteurs de ce périple, vers ce bout de monde, « the Last Frontier », la dernière frontière qu’est l’île de Kodiak. « Des forêts sombres, des montagnes, et puis la terre brune et sale qui paraît sous la neige fondue. » Ce n’est pas comme ça qu’on l’aurait imaginée, cette île au large de l’Alaska. Elle non plus peut-être. Mais elle est restée, elle s’est fait une place sur le Rebel, un bateau qui va bientôt lever l’ancre pour la campagne de morue noire. Elle en a envie depuis longtemps d’aller voir ce bout du monde, d’aller pêcher. On embarque avec elle, happés par la courbe de ces phrases qu’elle nous tend comme des lignes, à nous aussi, lecteurs. Un style incisif, un rythme court et parfois un léger lyrisme, comme du vent dans les voiles.
« Chant d’éternité. Je tourne la tête vers la mer, elle est rousse des cuivres de la fin du jour. Peut-être va-t-on toujours aller ainsi, jusqu’à la fin de tous les temps, sur l’océan roussi et vers le ciel ouvert, une course folle et magnifique dans le nulle part, dans le tout, cœur brûlant, les pieds glacés, escortés d’une nuée de mouettes hurlantes, un grand marin sur le pont, visage apaisé presque doux. Quelque part encore…des villes, des murs, des foules aveugles. Mais plus pour nous. Pour nous, plus rien. Avancer dans le grand désert, entre les dunes toujours mouvantes et le ciel. »
Mais ce n’est pas que poésie, cette pêche. Pas que le vent, l’odeur de la mer qu’on hume. C’est une vie dure, âpre que Catherine Poulain nous décrit par le menu, sans effet romanesque. Une vie d’hommes rudes qui se demandent constamment s’il y a de la place pour une femme parmi eux. Les quarts, la promiscuité, les doigts gelés, la fatigue au cœur de ces nuits noires où la pêche apparaît dans toute sa violence. Tuer du poisson, hurler contre les éléments.
« Je me recroqueville. Je suis une tueuse comme les autres, j’ai éventré mon premier flétan. J’ai même mangé son cœur encore vivant. C’est moi qui tue à présent. Le sel me brûle le visage, le sang a durci mes cheveux, collé mes mèches entre elle. »
Pêcheur, un métier qui se paye cher et rapporte souvent peu. On y trouve cette passion des hommes pour la mer, chevillée au corps, aller encore et toujours à la rencontre de soi-même et de ses limites. Et l’alcool pour noyer les démons, « en repeignant la ville en rouge » comme ils disent, dans les pubs qui attendent et ne désemplissent pas, entre les docks et les conserveries. Alors pourquoi on le fait ? demande l’un d’eux. C’est dans ce roman que l’on entrevoie une réponse. La camaraderie, la volonté de se dépasser, de se confronter à l’océan et la beauté.
« C’est Jesse qui a aperçu le premier le jet qui s’élève dans la brume. Il suspend son travail, tend le bras. Le skipper arrête l’hydraulique. Chacun aura le temps d’admirer la forme sombre qui n’en finit pas de surgir de l’eau, la moitié de son corps s’élever comme au ralenti, avec une majesté et une grâce infinies. Dans les yeux des hommes, ce même émerveillement toujours quand ils croisent la reine des mers.
– Putain, c’est d’une beauté…dit Ian rêveusement avant de remettre les moteurs en marche. »
Le roman puise sa force dans le vécu retracé par l’auteur, d’une manière documentaire, avec une langue précise et exigeante quand il s’agit d’utiliser le vocabulaire technique de la pêche. Mais les personnages que l’on croise dans ce texte ont une puissance romanesque incontestable, tel Niképhoros le grec qui a disparu en mer. Fatigué de cette vie, il s’est laissé glisser dans l’eau un soir pour nager enfin jusqu’à chez lui, là-bas, en Grèce. Des existences fragiles sous l’épaisseur de la peau.
Et puis il y a le Grand Marin. Celui-là, il vogue encore sur les mers du monde.
Catherine Poulain, Le grand marin, Éditions de l’Olivier (2016)
Au départ, on se dit qu’on va pas pouvoir lire jusqu’au bout, un récit qui traite de la pêche. de marins , d’un bateau . Eh bien oui, il est envoûtant, puissant, Une force incroyable se dégage de ce petit bout de femme en milieu brut, austère. une rage d’emmagasiner des moments forts, de se dépasser, de se fondre dans ce monde tempêtueux car l’écriture est précise, superbe.
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