« Je reçus la lettre suivante :
« Monsieur Pâvel Anndréiévitch ! « Non loin de chez vous, et notamment au village de Pestrôvo, se passent des événements fâcheux que je me fais un devoir de porter à votre connaissance. Tous les paysans de ce village avaient vendu leurs isbas et tout ce qu’ils possédaient pour émigrer dans le gouvernement de Tomsk ; mais ils sont revenus avant d’arriver à destination. Ici, cela va de soi, ils n’ont plus rien ; tout appartient aux autres, et ils se sont installés à trois et quatre famille par isba, en sorte que, dans chacune, il n’y a pas moins de quinze personnes des deux sexes, sans compter les enfants. »
J’ai déjà évoqué le réalisateur Nuri Bilge Ceylan, auteur du magnifique, Winter Sleep, un film qui se lit, avait titré Libération, un film d’une profondeur psychologique vertigineuse. Trois heures, quel ennui…, m’avait-on prédit. Or j’ai goûté chaque seconde de ce film. Il m’arrive d’y penser encore, j’imagine les personnages vivants toujours dans cette Cappadoce, cernée de troglodytes.
C’est la raison pour laquelle je me suis plongée dans la lecture de cette nouvelle de Tchekhov, Ma femme. On peut la trouver dans les oeuvres complètes de Tchekhov (Pléiade) ou la lire en ligne (édition Kindle).
« Il y a surtout une nouvelle qui s’appelle Ma femme, avait dit Nuri Bilge Ceylan lors de la sortie de son film. Elle me trottait dans la tête depuis que je l’avais lue, à l’âge de 15 ans. C’est elle qui a servi de point de départ au scénario. Après, quand nous sommes entrés, ma femme et moi, dans la phase d’écriture, nous nous sommes intéressés à d’autres nouvelles, dont Braves gens. En relisant Ma femme, j’avais été étonné par les caractères des personnages, qui ressemblent beaucoup aux intellectuels turcs de ma génération. Si j’ai attendu des années avant d’adapter cette histoire au cinéma, c’est sans doute parce que, auparavant, je ne m’en sentais pas capable. Il fallait que j’aie suffisamment confiance en moi. Plus généralement, on retrouve dans Winter Sleep des traces de la littérature russe, pas seulement Tchekhov. J’aime énormément cette littérature. Dostoïevski est un écrivain que j’ai toujours en tête. » Le Monde, 5.08.2014
Pâvel Anndréiévitch passe l’hiver dans sa maison de campagne, où il entend « vivre tranquillement et écrire des ouvrages sur des questions sociales. ». Sa femme, Nâtalia Gavrilovna occupe le rez-de-chaussée. Depuis deux ans, leurs relations se sont apaisées, elles sont devenues froides et polies. Chacun vit de son côté. Jusqu’au jour où il reçoit une lettre anonyme qui le sort de sa quiétude. Et qui réveille le conflit, mais aussi la passion péniblement éteinte, qui le voue à sa femme.
« Je sentais que quelque chose d’étrange se passait dans mon âme, et je craignais que l’expression de mon regard et de mon visage ne me trahissent. J’accompagnais ma femme des yeux et attendais ensuite son retour, pour revoir par la fenêtre sa figure, ses épaules, sa pelisse, son chapeau. J’étais ennuyé, triste ; je regrettais indéfiniment quelque chose et avais envie de pousser une pointe en son absence dans son appartement. »
La question de la famine n’est pas tranchée, bien qu’ardemment débattue entre les différents protagonistes, le vieux propriétaire Ivane Braguine, le médecin Sobole. Cependant que Natalia organise les secours à son insu, Pavel est piqué au vif.
« Bref, j’étais attiré vers ma femme. Lorsque j’inventais différents prétextes pour aller chez elle, j’avais déjà la forte certitude que j’irais absolument. Quand je me rendis chez elle, il faisait encore jour. Les lampes n’étaient pas allumées. Ma femme était assise dans son bureau, placé entre le salon et la chambre à coucher, et, penchée sur la table, elle écrivait rapidement. M’ayant aperçu, elle tressaillit, se leva et s’immobilisa comme si elle voulait me cacher ses papiers. »
C’est dans ce conflit qui les oppose, dans le noeud des relations humaines que réside tout l’intérêt de l’histoire. Mais au final, aucune réponse facile. Pas de morale, pas de grande théorie mais comme disait l’auteur, les personnages pris « dans la bouillie de la vie quotidienne ». Lire une nouvelle de Tchekhov, c’est se trouver plongé au coeur intime d’une vie, d’une famille, les suivre un moment et les quitter. J’ai ressenti la même émotion dans Winter Sleep, un envoûtement subtil et des personnages qui habitent pour longtemps dans l’espace imaginaire que l’auteur a créé pour qu’ils s’expriment.
« C’est le rythme de la vie. C’est le lent et pénétrant enveloppement de la vie. Le lecteur, comme le spectateur, est doucement emprisonné, enlevé d’une main légère, mêlé à la féérie quotidienne. Souvent il ne se rend pas compte. Parfois il résiste un peu. Mais le philtre est pénétrant. La séduction opère par touches insensibles. Le plus petit détail a la douceur d’une caresse, mais l’effet d’un tentacule. Ainsi sont les drames bourgeois de Tcheckhov. »
Préface de Jean-Jacques Bernard à La vie de Tchekhov par Irène Némirovsky, Albin Michel.
[…] Anton Tchekhov – Ma femme […]
J’aimeJ’aime