Orhan Pamuk – Le musée de l’Innocence

 

« C’était le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas. Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l’avais su ? Oui, si j’avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n’aurais laissé échapper ce bonheur. Ce merveilleux moment en or qui me comblait d’une profonde félicité n’avait peut-être duré que quelques heures, quelques secondes, mais ce bonheur m’avait paru durer des heures, des années. »

IMG_0564

Dans cet instant partagé avec Füsun se cristallise la vie de Kemal, comme une tâche d’encre qui se dilate sur du papier buvard. Nous sommes en 1975 à Istanbul. Alors qu’il doit se fiancer avec Sibel, Kemal rencontre Füsun, une cousine pauvre avec laquelle sa famille n’a plus de relations.

Kemal et Sibel appartiennent à «la société » stambouliote, la haute bourgeoisie qui a tiré profit de la laïcisation du pays au temps d’Ataturk, a développé une économie dynamique qui exporte – le fameux Soda Meltem. Ils se retrouvent dans les lieux à la mode, le restaurant Le Fuaye ou dans leurs yali, l’été, sur les rives du Bosphore.

Füsun et Kemal s’aiment dans l’appartement désaffecté où s’empoussièrent les antiquités et les souvenirs d’enfance. Un amour d’abord emprunt de culpabilité, mais qui devient bientôt l’obsession de Kemal. D’avril 1975 au mois d’aout 2003, Füsun est le point central de sa vie.

« Dehors le ciel était limpide, comme il sait l’être les jours de printemps à Istanbul. Dans les rues, la chaleur faisait transpirer les Stambouliotes qui ne s’étaient toujours pas départis de leurs habitudes hivernales, mais la fraîcheur restait encore tapie à l’intérieur des bâtiments, des magasins, sous les frondaisons des tilleuls et des marronniers. Une fraîcheur semblable s’exhalait du matelas à l’odeur de moisissure sur lequel nous nous aimions, heureux comme des enfants oublieux de tout. »

iStock_000002714457_Medium

La passion qui irradie tout le roman, devient prétexte à dévoiler les multiples strates de la société d’Istanbul ainsi que la ville elle-même. Ville labyrinthique et fascinante, que l’on retrouve dans de nombreux livres de Pamuk, Le livre noir, Cevdet Bey et ses fils, Istanbul. Le roman décrit l’évolution de cette ville, la place des femmes, les contradictions d’une société qui évolue entre modernité et traditions. Pamuk s’empare subtilement des questions politiques qui embrasent son pays. Une question que l’on retrouve notamment dans son roman, Neige. Cet amour qui brûle Kemal de l’intérieur, pousse sa vie à la renverse. Car Füsun sera t’elle jamais libre ? Mais en attendant de le savoir, nous suivons Kemal dans les replis de cette ville, sur les traces des émois et des tourments amoureux qui le traversent. Le récit en arabesque est aussi une réflexion sur la mémoire, les temps se superposent.

Une lecture hypnotique dont la musique résonne longtemps après le livre refermé.

IMG_0004
Extrait du catalogue, L’innocence des objets, Musée de L’innocence, Istanbul.
« Ces soirs-là, pendant que je contemplais les lumières de Nisantasi, il m’arrivait souvent de penser que je ne devais surtout pas tomber amoureux de Füsun si je voulais que ma vie, belle et heureuse, suive tranquillement son cours habituel. »

Orhan Pamuk évoque une « mélancolie à la Turc » que l’on retrouve dans d’autres de ses romans ou dans certains films, comme par exemple, Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan.

« Jamais je n’aurais pensé que, des années plus tard, je me remémorerais ces virées où j’écumais toute la ville quartier par quartier comme des moments de grand bonheur. Le fantôme de Füsun ayant commencé à m’apparaître dans des secteurs pauvres et reculés tels que Vefa, Zeyrek, Fatih ou Kocamustafapasa, je traversais la Corne d’Or et m’enfonçais dans les vieux quartiers d’Istanbul. »

Au terme de ce long périple qui se termine en 2003, Kemal a rassemblé assez d’objets de cet amour pour ouvrir un musée, toutes les choses touchées, les notes écrites, cette boucle d’oreille tombée lors du premier rendez-vous ainsi que les témoignages de sa traversée. Le musée a ouvert ses portes en 2012 dans le quartier Çukurkuma à Istanbul.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s