« En d’autres termes, l’image que j’ai de mon père ce soir de 1976 est double : d’un côté je le vois comme je le voyais alors, avec mes yeux de huit ans, imprévisible et terrifiant, d’un autre côté je le vois comme quelqu’un de mon âge dont la vie subissait les rafales du temps qui passe, entraînant avec lui des pans de sens. »
La mort d’un père est le premier tome d’une série de six livres que l’auteur a intitulé, My struggle, Mon combat. Knaussgaard fait de sa vie, un roman. Je viens d’en lire le premier tome et j’ai hâte de poursuivre la lecture. Mais voici.
En 1976, Karl Ove a huit ans. Au moment où il commence à écrire ce récit, il en a 39. A l’époque, la famille vit à Tveit, dans une maison à flanc de colline et Karl Ove va au lycée à Kristiansand. C’est de là que le récit appareille, pour traverser à nouveau ce passage de l’enfance à l’adolescence, les étés à somnoler près de la cascade, la vie au lycée, les filles imprévisibles et la passion pour la musique. L’épaisseur du temps se fait sentir, à travers le va et vient entre plusieurs époques.
Remembering is creating, disait il lors de son passage à Bruxelles, au Bozar le 14 janvier, se souvenir c’est créer. Il n’y pas de différence entre fiction et non-fiction, ce que j’écris, is a non fiction novel, un roman sans fiction.
« Le fracas de la masse contre le rocher résonna dans la cité. Une voiture remonta la pente douce après avoir quitté la route principale et passa, les phares allumés. La porte du voisin s’ouvrit, Prestbakmo s’arrêta sur le seuil, enfila ses gants de travail et inspira l’air pur du soir avant d’empoigner la brouette et de traverser la pelouse. Il y avait dans l’atmosphère l’odeur de poudre émanant du rocher que papa frappait, l’odeur du pin qu’exhalaient les bûches derrière le muret, l’odeur de terre retournée et de forêt et, dans la brise venue du nord, une trace de sel. »
On le sent dès les premières pages, cet arrachement, ce refus d’échapper à ce qui est, cet engagement radical dans le récit de cette vie, telle qu’elle est vécue.
« Je ne prétends pas, nous disait-il, ne pas transformer certains passages, mais c’est toujours pour l’écrire le plus justement possible. Que cela ressemble exactement à la manière dont je l’ai vécu. Je n’ai pas voulu changer les noms, j’ai voulu dire tout, de mon identité, de mon intériorité, de mes faiblesses et de ma honte. »

Dès les premières pages, mais sans ostentation, une forme de mal être diffus, de difficulté à se conformer ou plutôt, une grande sensibilité et perception de ce qui l’entoure ; dès le plus jeune âge, cette lucidité inquiète lui fait la vie difficile car elle ne trouve pas ni où, ni comment s’exprimer.
Le récit se déroule ainsi, des souvenirs vécus à l’enchaînement des événements du présent, des questions que suscite la mort du père, dans quelles conditions et comment réparer le préjudice subi, comment relever la tête, ne plus avoir honte. Les détails des préparatifs de l’enterrement prennent donc une importance considérable, quand il s’agit de nettoyer la maison dans laquelle le père est mort.
Mais il y a aussi ce frère, Yngve, à la fois si proche et si distant. Les deux frères s’arqueboutent autour des préparatifs, dévoilant toutes les nuances de leurs relations. Pourquoi l’un pleure t’il et l’autre pas ? Comment comprendre l’attitude de la grand -mère ? Il y a tant de violence contenue, de non-dits, de pudeur et ce silence que l’on perçoit dans la sobriété même des dialogues.
« Je veux que ce soit comme il faut. Digne.
– Tout à fait d’accord.»
En même temps, quelle tendresse dans ce premier livre, même avec ce père, parfois si terrifiant. L’un des passages, qui me semble le plus représentatif de cette relation est celui-ci. Le père n’accompagne jamais son fils aux matchs de foot, mais cette fois-ci, Karl Ove le surprend à regarder la fin du match, caché derrière un arbre alors qu’il s’apprête à taper dans le ballon :
« Dans la voiture, sur le chemin du retour, il commenta mon tir. Tu n’as pas marqué sur une passe pareille, dit-il. C’était vraiment une belle occasion. Je ne croyais pas que tu allais la rater. Non, dis-je. Mais on a gagné quand même. Combien à combien ? dit-il. Deux à un, dis-je en lui jetant un coup d’oeil car je voulais qu’il demande qui avait marqué les deux buts.
Heureusement il le fit. Et toi, tu as marqué ? Oui, les deux. »
« Je suis une personne mélancolique, dit encore Knaussgard à la fin de l’interview qu’il a accordé au public belge, au Bozar. Je ne sais pas ce qu’est le bonheur, mais être heureux n’est pas mon but. Mon but, c’est d’écrire. Ce que je voulais faire, c’est écrire un livre. Et il se trouve que c’était pour moi la seule manière de faire, il fallait que j’écrive les choses le plus simplement possible. Pour échapper à la complexité. »
Et en même temps, c’est bien cette complexité de l’être humain, qui déborde à la lecture.