« Je m’appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années, sans préciser davantage, n’ayant plus d’argent ou presque rien de particulier à faire à terre, l’envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l’eau. »
C’est l’incipit qu’il me faut pour prendre le large. Je n’étais pas sûre d’avoir envie de m’embarquer dans ce livre, car je n’ai pas le goût des lectures marines. Et puis un jour, j’ai lu un texte de Christian Bobin, La baleine aux yeux verts.
« On lit sous les draps, on lit sous le jour, c’est comme une résistance, une lecture clandestine, une lecture de plein vent. À huit ans on aime les îles, les trésors et les forêts. La baleine blanche aussi. La baleine immaculée des eaux bleu nuit. Celui qui l’aime désire la tuer. C’est un marin. Il la cherche pour la tuer, il la cherche partout dans le monde. Les enfants sont comme les marins : où que se portent leurs yeux, partout c’est l’immense. On s’avance dans le livre, jusqu’à l’histoire profonde. »
Christian Bobin, La baleine aux yeux verts, in La part manquante.
Quand Ishmaël embarque sur le Péquod, avec son nouvel ami Queequeg pour aller pêcher la baleine, on l’a déjà prévenu que tel Jonas, il devrait surmonter d’indicibles terreurs. C’est le Père Mapple, du haut de sa chaire qui sermonne les marins avant leur départ.
« Le monde est un vaisseau dans un voyage sans retour. »
Dans la chapelle des baleiniers, le nom des marins perdus en mer est cloué sur les murs. Alors que dehors, dans le port de Manhattan mouillé d’embruns, s’affaire une foule bigarrée qui n’a plus peur de rien.
Dès les premières pages, l’atmosphère hantée du roman prend aux tripes. N’a t’on pas prévenu Ishmaël de la folie de son capitaine Achab qui ne sortira sur le pont qu’en pleine mer pour faire la peau à celle qui l’obsède, Moby Dick, la Baleine Blanche.
Récit d’aventure, le roman est aussi d’une précision documentaire sur les campagnes de pêche de l’époque, chasse à la baleine et au cachalot pour collecter l’huile et l’ambre.
Il nous entraîne dans la quête d’Ishmaël d’échapper « au bruineux et dégoulinant Novembre », pour aller sonder sur l’Océan, l’âme des hommes et leurs combats.
« C’est une baleinière qui fût pour moi Yale et Harvard. »
Nous sommes, ces marins, perdus dans l’océan sombre. D’autant que Melville, écrit Stevenson, parle de la mer comme personne. Et quand apparaît Moby Dick, aveuglante et criblée des harpons qui ne l’ont pas terrassée, ce récit mythique interroge nos tripes. Voulant surmonter nos peurs et nos obsessions, on s’identifie tour à tour à Ishmaël, au capitaine Achab. Ou à Moby Dick.
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On trouve dans l’édition Folio Classic, un passage du livre de Jean Giono, Pour saluer Melville. Melville et Hawthorne se promènent dans la campagne du Berkshire, ils parlent de leurs projets d’écriture.
« A propos de certaines réflexions, ces jours derniers, je me suis souvenu d’une curieuse histoire de baleine. Dans les environs de 1810, elle était sous le vent de l’île de Mocha, sur la côte du Chili. On l’attaqua plus de cent fois et plus de cent fois elle fut victorieuse. (…) A cause de l’âge, ou peut-être par une bizarrerie de la nature elle était blanche comme de la neige. Vue de loin, on ne pouvait jamais savoir si c’était elle ou un nuage couché sur l’horizon. Et chaque fois qu’on rencontrait quelqu’un en haute mer, on lui criait : « Dis donc, tu n’as pas de nouvelles de Mocha-Dick ? » Eh ! bien, tout ça m’est revenu, je ne sais pas pourquoi. Cette chose irréalisable, vous comprenez ? Cette chose irréalisable, cette chose irréalisable et qui barre la vie. »
Une passion, une folie, toutes ces choses qui nous réclament, pour lesquelles on se bat et qui nous tiennent en vie.